Françoise Monnin

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Pénétrer dans l’atelier de Ji-Yun équivaut à rentrer en grâce. Près de Paris, en bord de Seine, au cœur d’une nature si belle que le roi Louis XIV aimait s’y ressourcer, cette diplômée de l’université Hong-ik de Séoul puis des beaux-arts de Paris a installé ses collections de pigments minéraux ou végétaux, colle de poisson ou de cerf, Hanji (papier coréen), encres de Chine, un four pour la porcelaine. Elle développe là un monde peuplé de chimères d’une rare élégance. Arabesques, aquarelles, mobiles captant et diffusant la lumière, corps mis en scène puis photographiés… pour cette fille de chirurgien-prothésiste, les matières fragiles et les articulations savantes n’ont pas de secret.

Ji-Yun, comme ses œuvres, dégage une énergie évidente, subtile et surprenante. Ses dessins s’apparentent aux photographies de Blossfeldt, ébénisteries de Guimard, pendentifs de Cartier ou maquettes de Leonard de Vinci, à toutes les formes organiques enchantant l’histoire de l’art occidental. À l’envoûtant Shinawi (chant chamanique coréen) aussi, aux lanternes populaires dont l’artiste a étudié la fabrication dans son pays natal, à la calligraphie qu’elle pratique depuis l’enfance… Elle en a inventé des variantes : la série Souffle, de photographies de mèches de cheveux émergeant d’une flaque de lait (2009) ; ou l’installation Méduse, à partir de colossales lamelles de PVC tendues et actionnées au-dessus d’une piscine parisienne dans le cadre du festival Nuits blanches (2013). « J’ai envie, dit-elle, d’essayer beaucoup de choses. »

Dans tous les cas, Ji-Yun convoque des archétypes intemporels et universels, des allégories de la germination embrassant les courbes végétales ou animales, l’esprit des membranes et celui des éventails, les nuances du vent et le vertige de l’infini. Les structures symétriques ou hélicoïdales qu’elle nimbe de poudre de coquillage ou de café invitent à l’harmonie, l’équilibre, l’audace.

(*) Françoise Monnin est critique d’art et grand reporter depuis 1987, elle a signé des articles dans Beaux-Arts Magazine, Cimaise, Connaissance des Arts, L’Express, La Gazette de l’Hôtel Drouot, Azart, Air France Madame, etc. Rédactrice en chef adjointe de Muséart de 1997 à 2000, depuis septembre 2009 elle est rédactrice en chef d’Artension.

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Régis Durand

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Teste de présentation de l’exposition Anagraphe. Centre Culturel Coréen de Paris, 2010.

Lorsque Ji-Yun photographie des corps dans des positions particulières, inspirées par des postures du yoga, soigneusement élaborées et cadrées, on a le sentiment d’une plasticité parfaite, presque abstraite du corps. Les « sculptures » que ces corps figurent alors dans l’espace de la photographie ont un caractère lisse et parfaitement exécuté qui en fait des sortes de hiéroglyphes. Seule la performance, que réalise l’artiste elle-même, nous permet de rattacher ces formes à l’ordre de l’animé.

Cette plasticité a en effet quelque chose d’énigmatique et de troublant. Le visage disparaît, ainsi d’ailleurs que toute image identifiable d’un corps entier, pour ne laisser apparaître qu’une composition, dans laquelle les membres sont autant de signes assemblés en une forme à la fois élégante et quelque peu monstrueuse. Dans des travaux récents, ces membres eux-mêmes disparaissent, à l’aide de divers artifices de mise en scène, pour ne plus laisser apparaître que l’écheveau d’une chevelure, réduite dans certains cas à quelques traits, une subtile calligraphie qui émerge à peine du fond blanc dans laquelle elle est noyée.

Ce sont les remarquables dessins de l’artiste qui nous aident, comme c’est souvent le cas, à pénétrer dans cette œuvre qui semble se dérober à nous. Certains de ces dessins sont des esquisses préparatoires des dispositifs utilisés pour la production des photographies. Mais beaucoup existent pour eux-mêmes, et permettent une plongée dans l’univers mental de Ji-Yun. On découvre alors un imaginaire dans lequel prolifèrent des corps monstrueux, le plus souvent dépourvus de membres (à l’exception de jambes ou de pieds qui semblent le seul lien de ces êtres étranges avec le monde extérieur). Il n’est pas impossible qu’il faille voir dans ces visions le souvenir laissé par sa fréquentation, dans son enfance, du monde de l’hôpital et des handicapés. Mais quelle qu’en soit la raison, Ji-Yun retrouve et réinvente ce corps sans organes qui hante les dessins et les écrits d’Antonin Artaud, et dont Gilles Deleuze et Félix Guattari ont donné les belles analyses que l’on sait (**). Ce qui nous frappe alors n’est pas tant le caractère grotesque et inquiétant de ces dessins, que leur pouvoir générateur. Ils sont l’envers de la « bonne forme », le lieu où prolifèrent les visions et les énergies les plus profondes.

(*) Régis Durand est critique d’art, conservateur en chef du musée du Jeu de Paume et commissaire d’exposition, spécialisé dans le domaine de la photographie.

(**) Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe—Capitalisme et schizophrénie, Editions de Minuit, 1972 (en particulier ch. 1 : « Les machines désirantes », p. 7-59)